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Les Intentions

Il suffit parfois d’un mot malheureux, d’un geste innocent mal interprété pour qu’une relation qu’on pensait solide vole en éclat. Un événement anodin prend des proportions inattendues et nous laisse blessé ou inconsolable. Mais, nos actions, et par extension celles des autres, sont-elles réellement habitées d’une intention ?

Il y a quelques mois, j’ai réalisé quelque chose qui a radicalement transformé ma vision du monde et mon rapport aux autres. Je discutais avec ma mère avec laquelle j’entretiens des rapports conflictuels depuis mon adolescence, une relation toxique, faite de chantage, de harcèlement, d’humiliations répétées. Malgré mes différentes thérapies et le travail que j’effectue sur moi-même au quotidien, à chacune de nos rencontres, je redeviens cette adolescente en colère qui prend tout mal et s’irrite à chacune de ses réflexions, visions négatives de la vie et éternelles complaintes. Ma mère fait partie de ces personnes qui ont toujours mal quelque part, ne sont jamais satisfaites de rien et contemplent de façon tragique, comme les victimes qu’elles sont, chaque chose qui leur arrive et qui projettent sur elles-mêmes et leurs interlocuteurs toutes les calamités possibles à venir. Ses argumentations, qui portent souvent tout et son contraire dans une même phrase, ne souffrent aucune contradiction qu’elle accueille avec mépris puisqu’elle détient la vérité suprême.
Donc, ce jour-là, ma mère m’explique que, quelques jours plus tôt, elle a eu une de ses cousines au téléphone qui a passé leur conversation à se plaindre, à énumérer toutes ses douleurs et à faire la liste de tout ce qui n’allait pas dans sa vie. Et là, ma mère me dit quelque chose qui me sidère : elle se demande comment sa cousine fait pour vivre avec une vision si catastrophique du monde et de sa vie, que ça ne doit pas être facile pour son mari d’entendre toutes ces plaintes au quotidien. Le truc, c’est que ma mère, en quelques phrases, venait de décrire son propre comportement depuis plusieurs décennies à travers celui de sa cousine et n’y voyait aucun lien de près ou de loin avec elle-même.
C’est à ce moment-là que j’ai compris que, contrairement à ce que j’avais toujours pensé, quasiment aucun des comportements de ma mère n’était conscient. Malgré leur grande toxicité, il n’y avait aucune réelle intention de nuire, aucune intention tout court, seulement des réactions et émotions réflexes, des automatismes ancrés en elle depuis si longtemps qu’elle n’y prêtait plus aucune attention. Elle n’avait jamais observé ses comportements dans les reflets de son miroir interne, ne les avait jamais questionnés. Dans aucun de ses gestes, dans aucune de ses paroles, il n’y avait une intention, bonne ou mauvaise, juste l’expression, invisible à ses yeux, de son mal-être, des douleurs physiques qui en découlent, et de ses colères d’enfance non-transcendées liées à l’incapacité de ses propres parents à satisfaire les besoins affectifs nécessaires au bon développement de sa personnalité. Incapable de dépasser ses traumatismes, bien réels eux, elle les ressasse inlassablement depuis son entrée dans la vie adulte, pétrie de rancœur contre sa mère.
Cette incroyable prise de conscience m’a permis de réaliser qu’aucune de ses agressions et critiques répétées à mon encontre, ce mépris affiché et récurrent pour mes points de vue sur la vie, n’étaient, en fait, dirigés contre moi, mais juste une expression erratique de son incommensurable souffrance intérieure. Par conséquent, je n’étais pas à l’origine du monumental échec que je voyais se refléter dans ses yeux quand elle les posait sur moi, qui n’était, en fait, que son propre jugement sur elle-même et le monde, rien qui ne me concernait vraiment. A ce moment, cette colère et rancœur qui m’habitaient dès que nous étions en présence se sont dissipés instantanément. Puisque je n’étais pas l’objet réel de ses mauvais traitements, j’ai enfin pu rendre toute cette nocivité, ce chagrin à leur propriétaire légitime, ma mère, me défaisant d’un poids qui n’avait jamais été le mien. Et, pour la toute première fois, j’ai posé sur ma mère un regard rempli de compassion pour cette vieille dame en souffrance qui ne connaîtrait probablement jamais de résilience. Il n’y avait plus d’affect, juste de la bienveillance et du détachement. Le lien toxique était brisé.

Quelques jours plus tard, la vie aime parfois la répétition car c’est par la répétition que notre cerveau apprend, j’assiste à l’agression physique et verbale d’une de mes amies par sa voisine dont les problèmes psychiatriques récurrents l’amènent à penser que mon amie pratique des rituels de magie noire à son encontre. Les crises vont et viennent et sont assez violentes.
Ce jour-là, donc, je rentre à pieds de ma balade quotidienne et m’arrête à leur hauteur, alertée par les cris de chacune. J’entends mon amie, pour se défendre, opposer vainement des arguments pour se défendre à sa voisine qui l’accuse, cette fois-ci, de lui avoir volé du bois, tenter de lui faire entendre raison en lui expliquant qu’à ce moment-là de la journée, elle était à son travail et ne pouvait donc pas être responsable de ce larcin imaginaire. Evidemment, son interlocutrice, enfermée dans son délire, refusait de la croire et tournait en rond avec ses accusations. Assistant à la stérilité de ces échanges dont le ton montait à chaque phrase et voyant mon amie se décomposer face à la surdité de son interlocutrice, je me suis interposée, l’ai prise dans mes bras pour la raccompagner chez elle, coupant ainsi court à toute poursuite d’échange. Après lui avoir laissé le temps de se calmer, je lui ai expliqué que l’état mental de sa voisine ne lui permet pas d’entendre ses arguments et que toute discussion est donc vaine. Je lui explique également qu’aucune des accusations de ladite voisine n’est dirigée contre elle, contre ce qu’elle est en tant que personne, et que, donc, elle n’a pas à s’en défendre car elles ne la concernent pas, elles sont simplement le reflet de la santé mentale de sa voisine. Le fait de rendre cette souffrance à sa légitime propriétaire, de la décorréler de mon amie, a fait apparaître un début de soulagement dans ses yeux. Je lui ai expliqué que les crises de sa voisine pourraient être dirigées indifféremment sur n’importe quelle personne vivant à proximité immédiate mais se cristallisaient sur la personne qui y prêtait attention et que si elle les traitait avec indifférence, si elle ne les prenait pas de façon personnelle, celles-ci finiraient par cesser car il faut être deux pour se disputer…

Dans le même ordre d’idée, en ce moment, ma fille qui a les deux pieds bien ancrés dans l’adolescence, se met à pleurer ou à m’invectiver à chaque parole qui sort de ma bouche. Tout est systématiquement interprété de façon blessante à son encontre, même si je lui dis juste qu’elle a un lacet de défait. Elle projette des intentions sur moi qui n’existent pas et cherche sa place dans la vie entre victime et rebelle, mode de construction typique de l’adolescence féminine.
A cet âge-là, il existe chez les filles qui sont généralement, surtout à cette période, plus cérébrales que les garçons qui, eux, apprennent comme ils peuvent à fonctionner avec les pulsions inhérentes à leurs hormones mâles sexuelles et belliqueuses, une propension à fantasmer sur l’autre, sur les acteurs ou rockstars et sur les garçons qui leur plaisent en général, d’où découle le phénomène de groupie. Elles projettent les qualités qui leur plaisent sur des hommes qu’elles ne connaissent pas et projettent des intentions positives sur ceux qu’elles connaissent et qui leur plaisent – ou blessantes quand il s’agit de leurs parents. Par exemple, si un garçon du lycée sur lequel une fille fantasme lui sourit et lui dit bonjour, cette attitude va être, dans son esprit, décortiquée et analysée, en vue de la faire correspondre à son désir : « S’il m’a dit bonjour et m’a souri, c’est que je lui plais… » Si le garçon en question a le malheur d’engager une conversation anodine de quelques phrases, il n’est pas impossible que, dans le quart d’heure qui suit, la jeune fille s’imagine mariée avec lui et commence à tester des signatures avec son nouveau nom de famille dans son agenda.
Si cette attitude extrême, et un brin comique, émaille la vie émotionnelle en montagnes russes des adolescentes, elle n’est pas éloignée de la façon générale dont fonctionne notre cerveau, que nous soyons hommes ou femmes, arrivés à l’âge adulte : il interprète et, souvent, surinterprète. Chacune de nos actions et celles des autres est passée par le prisme de notre vision du monde et de l’autre souvent grandement empreinte de jugement. La façon dont nous nous regardons et nous jugeons est le point de départ de la façon dont nous regardons et jugeons les autres, ce que nous projetons sur eux et sur leurs actions à notre égard.

Si nous sommes tous des êtres humains connectés les uns aux autres, nous oublions souvent dans l’équation que l’autre n’est pas nous : il n’a pas notre vécu, notre personnalité, notre perception du monde ; il est un être humain comme nous mais avec un monde intérieur totalement différent du nôtre. Pourtant, nous interprétons ses réactions comme si elles étaient les nôtres, nous les faisons nôtres alors qu’elles sont siennes, nous victimisant souvent au passage.

En reprenant notre pouvoir et en rendant une souffrance ou une colère qui ne nous appartient pas à son propriétaire légitime, nous pouvons continuer à cheminer dans l’existence l’esprit libre sans nous laisser impacter par les émotions des autres. Aider l’autre, le soutenir, ne signifie pas faire nôtre sa douleur ; parler de sa douleur permet à l’autre de s’en soulager, de la déposer au sol devant lui mais, en aucun cas, celui-ci ne nous demande de nous en saisir pour l’intégrer à la notre.
Souvent, je croise des personnes qui me disent qu’elles sont empathes et qu’il est difficile pour elles d’être dans la même pièce que des personnes en souffrance parce qu’elles ressentent celle-ci de façon insupportable. Néanmoins, si ces mêmes personnes croisent une personne remplie de joie, elles ne prêteront pas attention à leur joie, elles ne s’en laisseront pas imprégner. En effet, en présence de la souffrance, ce qu’elles expérimentent n’est pas de l’empathie mais de la résonance, la souffrance des autres résonnent avec la leur, il y a une reconnaissance dans la souffrance de l’autre qui nous pousse à la faire nôtre car nous aimerions que l’autre fasse la même chose pour nous, se l’accapare pour nous en débarrasser. Malheureusement, nous ne pouvons pas soigner une souffrance qui n’est pas la nôtre, nous pouvons la soulager par l’écoute, nous pouvons guider l’autre vers son kit de guérison interne mais nous ne pouvons pas lui subtiliser sa souffrance pour la guérir malgré tout l’amour que nous lui portons.

Rendons leurs intentions à ceux à qui elles appartiennent, comprenons que celles-ci sont pour la plupart d’entre-nous des réactions inconscientes et faisons en sorte que chacune de nos actions à nous soit empreinte d’une intention consciente, de préférence bienveillante et remplie d’amour, même quand il s’agit de dire non ou de poser une limite, envers nous-mêmes et envers l’autre. Si nous y arrivons, notre rapport au monde et aux autres s’en trouvera grandement apaisé.

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