L'Autre

Il y a quelques temps de ça, j’ai regardé avec mon mari « Les Vieux Fourneaux 2 », petite comédie fort sympathique avec l’inénarrable Pierre Richard, un joli plaidoyer très humain sur la cause des migrants. Le lendemain, hasard (ou pas) du calendrier, je voyais aux infos que le maire d’une petite commune de Bretagne avait démissionné suite à des menaces récurrentes et à l’incendie de sa maison et de sa voiture par des activistes d’extrême droite parce qu’il soutenait le projet d’un centre d’accueil pour les migrants sur sa commune.

Fermons les yeux un instant et imaginons-nous dans un pays en guerre où, à chaque instant, nous craignons pour notre vie et celle de ceux que nous aimons. Imaginons la sensation de se réveiller chaque matin en priant que ce ne soit pas le dernier, que personne ne fasse irruption dans notre maison avec un fusil pour tuer toute notre famille, qu’aucune bombe ne vienne s’abattre sur notre quartier… Ou alors, imaginons ce que c’est que d’avoir la faim au ventre depuis notre plus tendre enfance, ce que c’est que d’avoir vu plusieurs de nos frères et sœurs mourir de faim ou de maladies et notre mère pleurer chaque jour d’avantage son impuissance à protéger ses enfants… Ou encore, imaginons ce que nous ressentirions si nous avions laissé notre femme et nos enfants dans un camps de réfugiés, seuls, avant de donner la totalité de notre argent à un passeur et de traverser la moitié de la planète dans des bateaux ou des camions sans eau ni nourriture dans l’espoir de commencer une vie nouvelle dans un pays qui nous est totalement étranger et finalement nous retrouver entassé sur une petite île italienne au milieu de la Méditerranée où d’autres inconnus décideront de la suite pour nous, ou à vivre sous un pont en bordure d’autoroute, entre la faim, le froid, les maladies et les regards effrayés, méprisants ou indifférents des autres êtres humains qui peuplent ce pays…

Voulons-nous vraiment être ces êtres humains qui trouvent les migrants dérangeants, sans savoir vraiment en quoi ils nous dérangent ? Ce qui me dérange, moi, c’est notre absurdité à avoir peur d’un être humain terrorisé ! Comment, en effet, ne pas être terrorisé en vivant dans les rues d’un pays inconnu, dont on parle à peine la langue, après des mois de voyage dans des conditions épouvantables et sans rien en poche qui permette simplement de manger.

Dans le film dont je parlais en ouverture, un gala est organisé sous un faux prétexte pour permettre à chacun des réfugiés de raconter son histoire et, par la même, de reconquérir son humanité dans les yeux des habitants du village, les autres. Il s’agit en substance du même ressort que la police conseille d’utiliser aux victimes d’agression ou d’enlèvement : donner son nom, dire qu’on a des enfants ou des frères et sœurs, parler de sa vie, donner des détails, pour nous rendre humain dans les yeux de notre agresseur et ainsi faire appel à son humanité à lui.

Alors, qu’est-ce que cela fait de nous si nous attendons de l’autre qu’il nous raconte sa vie pour que nous lui rendions son humanité ? Sommes-nous tous des agresseurs potentiels incapables de nous souvenir spontanément que l’autre est humain, même s’il ne parle pas notre langue ou ne vit pas comme nous ? Qu’est-ce que cela dit de nous si, quand nous voyons une personne en souffrance, qu’elle soit migrante ou SDF, nous avons besoin d’une technique pour nous rappeler qu’il s’agit d’un être humain et non d’un mobilier urbain ?

Sommes-nous vraiment capables de penser que la souffrance est si contagieuse que nous risquons de l’attraper si nous en approchons de trop près ? Sommes-nous vraiment capables de penser que, si nous apportons un peu de réconfort à cette personne, sa première idée sera de nous agresser ou de nous voler ? Si vous viviez dans la rue ou si vous arriviez d’un pays en guerre dans un endroit complètement inconnu et que quelqu’un venait s’intéresser à vous, vous aider, avec bienveillance, auriez-vous vraiment envie de faire du mal à cette personne ? Alors, pourquoi projeter cette hypothèse de réponse, cette peur qui nous est propre, dans le comportement de l’autre ?

Le problème, c’est que nous avons du mal à nous reconnaître en temps qu’être humain quand nous voyons notre propre reflet dans le miroir, tant nous sommes pétris de jugement à notre égard ou simplement habitués à ne pas faire attention à ce qui nous entoure, même quand il s’agit de nous-mêmes. Alors, imaginez quand c’est un autre qui prend la place de notre reflet ! L’autre n’est que notre double (non-maléfique) avec une histoire différente de la nôtre. Et n’aimons-nous pas qu’on nous raconte des histoires même si elles nous font pleurer ? N’aimerions-nous pas faire partie d’une histoire plus grande que la nôtre en touchant positivement un maximum de vies et pas seulement celles de l’écrin superficiel des réseaux sociaux ?

J’ai entendu, un jour, quelqu’un dire “celui qui dit que l’argent ne fait pas le bonheur n’en a pas assez donné” et je partage totalement ce paradigme. Plus nous donnons de nous, et pas simplement de l’argent, plus nous recevons car n’importe quel acte de générosité nous renvoie immédiatement une image positive de nous-mêmes et nous partageons le bonheur de l’autre de ne pas se sentir seul et perdu. J’entends que, dans nos vies trépidantes, nous n’avons pas toujours le temps ou les moyens financiers de donner, mais simplement rendre son humanité à quelqu’un en faisant preuve d’empathie à son égard, c’est probablement le plus beau cadeau que nous ayons à offrir. Imaginez le nombre de conflits qui pourraient être évités, si nous percevions tous l’autre comme notre égal et si nous intégrions sa souffrance comme si c’était la nôtre. Nous avons tous des spécificités, des qualités qui nous sont propres, des choses à donner aux autres, juste en étant nous-mêmes, en offrant ce que nous savons faire de mieux, même s’il s’agit simplement d’un sourire ou d’une étreinte.

Bien sûr, une fois de plus, ce changement de paradigme passe par l’acceptation de soi en tant qu’être humain sans aucune forme de jugement, en acceptant que nous sommes parfaits exactement comme nous sommes à chaque instant, et la bienveillance du regard que nous portons sur nous-mêmes dans notre vie de tous les jours. Si nous sommes capables de nous considérer sans jugement, avec bienveillance et compassion, nous serons mieux à même de regarder l’autre de la même façon et, vraisemblablement, nous deviendrons très curieux de ses différences qui viendront nous enrichir un peu plus.
Par exemple, moi, c’est souvent ma cuisine que j’enrichis au contact des autres car je suis très gourmande ; chacune de mes rencontres enrichit mon livre de recettes et mes papilles mais, bien évidemment, c’est aussi ma vision du monde et mon humanité que j’enjolive avec eux.